Bizarrement, et même en fouillant dans mes souvenirs, je ne crois pas avoir jamais entendu mon père prononcer le mot «maman». «Ta mère», et sur un ton qui n’admettait aucune réponse, oui, mais «maman», jamais. Ce mot a de toute façon toujours été tabou chez nous.
Il y a quelques années et pour la première fois, j’ai entendu sa souffrance, quand en revenant d’une visite chez mamie, papa m’a dit dans le téléphone «elle m’a appelé monsieur». Un sanglot étouffé, une voix légèrement plus aiguë, et déjà il se refermait, et me ressortait son couplet favori sur la vieillesse dans laquelle on saute toujours à pieds joints et très tôt, trop tôt, ma pauvre petite crotte, tu verras, que veux-tu.
Alors, ce soir, à l’entendre dire «dans l’hôpital où maman est morte», j’ai compris ce que je savais déjà, que mon père est finalement un être humain.
Du jour où nous avons emménagé à Paris, mamie est venue chaque week-end, chaque dimanche pour être précise. Avec chaque semaine un gâteau au chocolat dans son cabas, et une pile de repassage qui l’attendait à la maison. Après déjeuner, alors qu’on rangeait les mazagrans et que l’un lavait la vaisselle pendant que l’autre l’essuyait, selon les tractations frère-sœur du jour, papa finissait de fumer son cigarillo, et mamie installait le grand morceau de tissu jaune sur lequel elle repassait devant Jacques Martin. Souvent au lieu de faire mes devoirs, à l’heure de l’école des fans, je venais papoter avec elle, lui racontant l’école et les copines, en lisant les triplés de la semaine dans le Figaro Madame. Je suppose que quand je réintégrais ma chambre et mes leçons de la semaine, mon frangin prenait le relais, et parlait politique, puisque Jacques Chirac était alors leur idole commune. Vers 7h, l’un de nous la raccompagnait au métro, une bise devant les tourniquets, station Louis Blanc.
Au fil des années, le rituel avait évolué, et il fallait venir la chercher puis la raccompagner tout au long de la ligne 7, parce qu’à passé 85 ans, c’était long et fatigant, le chemin depuis la place d’Italie. Vers la fin, papa y allait en voiture, mamie n’arrivait plus à compter ses sous chez Champion, alors prendre le métro, ça aurait été inconscient. Mais toujours ce grand morceau de tissu jaune, et la pile sur le coté, chemises, jeans, t-shirts, même les chaussettes passaient sous son fer. Et toujours ce même gâteau au chocolat, dont on finissait par jeter les restes le samedi suivant, à force de ne plus pouvoir le manger.
Mamie m’a appris à cuire un steak, avec du beurre, parce que l’huile d’olive c’était pour quand tu étais marseillaise ma grande, sans oublier de saupoudrer d’une tonne et demi de persil, elle m’a appris la sauce salade, les chaussettes à repriser, la discipline, le dévouement, la fidélité. Le jour où j’ai refusé les serre-têtes et les chaussures vernies, elle a accepté mes jeans et mes baskets, non sans regretter le temps où «tu étais si mignonne». Elle a même gardé mes secrets, même celui de ma haute trahison, mes retrouvailles avec ma mère. Elle a écouté, sans hésiter à donner son avis qui me faisait râler à coup sur, mais tant pis, parce que les disputes ne duraient finalement jamais trop longtemps.
Le dimanche, elle nous appartenait complètement, elle était chez elle dans notre salle à manger.
Parfois le mercredi je m’installais dans son domaine, on déjeunait dans la cuisine du 24ème étage de la tour Jade, avec Rimsky qui aboyait pendant des heures et sans discontinuer. On allait faire un tour «sur la dalle», après manger, pour faire taire le chien, et on finissait dans le centre commercial en bas, ce centre commercial que je n’ai pas reconnu il y a quelques mois en me promenant sur la place d’Italie, même si Champion est encore là. Et puis Rimsky-le-caniche est mort, et puis je ne sais plus.
Et surtout un jour, je suis partie avec mes 2 valises dans un TGV pour Grenoble. Je ne me souviens pas de nos au revoirs, je ne me souviens même pas s’il y en a eu, je ne me souviens pas l’avoir appelée, ni l’avoir prévenue. J’ai un vague souvenir d’une visite chez elle, après plusieurs mois, ou plusieurs années ? Le cousin Pierrot était là, ce garçon avec qui je n’ai jamais réussi à avoir de connexion, malgré cet amour qui nous unissait, celui de mamie pour ses 3 petits-enfants chéris, puisque les 3 autres, ceux de son fils aîné, étaient perdus à jamais dans les affres des fâcheries familiales. Mamie avait l’air vieillie, fatiguée, un peu absente, Michel devenait Pierrot, Marie-Thérèse Eve-M*arie, Emmanuel Michel, tout se mélangeait déjà. Mais les vieux se trompent toujours dans les noms, alors ça ne surprend plus.
C’était la dernière fois, et c’était il y a peut-être 10 ans.
Je n’y suis jamais retourné, et puis j’étais loin, et puis ma vie avait changé, et ma famille aussi, parce que la rébellion post-adolescente ne rend pas plus lucide ni plus intelligente, malgré ce qu’on s’imagine.
Et puis soudainement c’était trop tard, «elle m’a appelé monsieur», alors à quoi bon.
J’ai honte d’avoir oublié pendant tant d’années, et de l’avoir abandonnée, complètement, et sans même une once de remords.
Et je porterai cette honte pour toujours à présent.
Dimanche matin, ou samedi dans la nuit, je ne sais même pas, mamie est morte.
99 ans, c’était prévisible, c’était prévu, ce n’était pas une surprise, ce n’était même pas un choc. J’ai quand même visité Monaco et l’Italie, ce dimanche, j’ai quand même joué avec Robinson, j’ai quand même rigolé avec les copains, j’ai quand même râlé contre cette chaleur insoutenable sur le bitume niçois, j’ai quand même dégusté une gelato pas loin de la plage, j’ai quand même continué à vivre. J’ai malgré tout eu besoin de me raccrocher aux branches, et d’entendre la voix de Mamy Janette ou d’Armande, juste pour vérifier, juste pour m’assurer que la famille retrouvée n’allait pas disparaître dans la même vague que la famille abandonnée.
Mais dans l’avion qui me ramenait vers l’Ecosse dans la nuit, je me suis soudainement noyée dans ma solitude.
Lundi prochain, je serai devant une boite en bois, au milieu de 3 frères et sœurs qui ont déjà entamé la guerre de succession, dans cette même église de l’île d’Oléron où un jour j’ai été baptisée, il y a bientôt 29 ans, où un jour papi est parti, il y a bientôt 25 ans.
Je resterai à coté de papa, qui sera certainement odieux pour ne pas montrer qu’il est effondré, et qui fusillera sa petite sœur, ma marraine, d’un regard mauvais, parce que canaliser sa rage en s’inventant des ennemis a toujours été sa technique de survie.
Mais c’est ma place, et cette fois-ci je ne l’abandonnerai pas, parce que mamie et papa ne m’ont jamais abandonnée, et aussi tout à fait égoïstement, parce que c’est ma seule façon de ne pas être complètement seule au monde aujourd’hui.
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